L'écho de la nuit de l'intellect

Et si le langage était un appel, un manque, une maison ? Ce voyage entre pensée symbolique, mystique et petite enfance explore comment nos mots nous engagent. La nuit vient rejoindre la création du langage pour nous éclairer dans le silence de la toile.

SPIRITUALITE

LYDIE GOYENETCHE

5/4/20258 min lire

nuit obscure
nuit obscure

Avant de se lancer dans la contemplation obscure d’une créativité débordante d’un cerveau neurodivergent, il convient de dire que le net est parfois ce réposoir discret où, en solitude, un internaute peut venir, poussé par une recherche, reposer son esprit et s’évader là où le poussent ces modestes articles de blog.

Langage, pensée symbolique et engagement : ce que révèle l’articulation des systèmes de pensée selon Casper

Le langage n'est pas un outil, c'est une genèse du monde

Le langage n'est pas un outil. Il n'est pas un simple véhicule pour transporter nos idées d'un esprit à un autre. Il est ce par quoi l'esprit s'articule, ce par quoi le monde se déploie, ce par quoi l'humain devient sujet et peut, dans l'épreuve du manque, entrer en relation. Là où il y a parole, il y a tension. Et cette tension, loin d'être un accident, est le signe même d'une pensée symbolique en acte.

La petite enfance : le langage comme monde affectif et relationnel

Dès la petite enfance, le langage se donne comme un monde plus que comme un code. Il ne s'agit pas d'associer des mots à des objets, mais d'entrer dans une manière d'être au monde. Dans un environnement multilingue, cette dimension se fait plus visible encore : chaque langue n'est pas seulement une structure grammaticale, elle est une ambiance, une mémoire affective, une manière d'habiter la relation.

Un enfant à qui l'on dit « voici un chien » et qui répond « non, bestiole » n'est pas en train de contester une définition. Il rappelle que pour lui, ce mot est déjà habité par la voix de son père. Dire « chien » ou « bestiole » n'est pas neutre : c'est se situer dans un réseau de sécurité, de représentation, de loyauté affective. Le mot est une appartenance.

Le symbole donne à penser : Ricœur, Lévi-Strauss, et la structure invisible

La pensée symbolique, telle que l'ont développée Paul Ricœur, Claude Lévi-Strauss ou plus récemment Jean-Claude Guillebaud, n'est pas un détour secondaire. Elle est la matrice profonde de toute vision du monde. Ricœur disait que « le symbole donne à penser ». C'est une formule brève et immense : dans le symbole, il ne s'agit pas de décoder un message, mais de consentir à une ouverture de sens. Le symbole excède la donnée brute. Il fait appel à la mémoire, à la culture, au corps même. Ainsi, un drapeau, une croix, une main tendue ou un silence sont autant de symboles qui engagent, qui appellent, qui mobilisent. Dans l'engagement, le symbole précède souvent la stratégie. On ne s'engage pas par calcul, mais parce que quelque chose en nous a été appelé par une forme, un mot, une expérience qui a fait sens.

Casper : nous sommes parlés avant de parler

Pour le philosophe Casper, dont les travaux croisent philosophie du langage, spiritualité existentielle et anthropologie politique, l'engagement n'est pas d'abord un acte volontariste. Il est une résonance. Nous ne décidons pas arbitrairement de nous engager. Nous sommes pris. Pris dans une parole qui nous a touchés, dans un appel qui a trouvé écho. Il y a, dans tout véritable engagement, une dimension d'appel symbolique, souvent pré-personnelle, pré-discursive. Casper insiste sur cette idée que nous sommes "constitués par les systèmes de sens dans lesquels nous avons grandi", que notre pensée est déjà articulée par des structures symboliques antérieures à notre libre arbitre. Ainsi, s'engager, c'est répondre à un monde qui nous a déjà nommés.

Chez Casper, le langage est toujours antérieur à la conscience : il n’est pas d’abord ce que je produis, mais ce qui me structure, me précède, me précipite dans une histoire. Le langage porte avec lui une charge ontologique : nous n’habitons pas le mot comme un outil, nous sommes habités par le mot comme une origine. L’engagement devient alors réponse à une parole originaire, à une structure symbolique qui a imprimé en nous des lignes de force.

L'articulation des systèmes de pensée : parler, c’est déjà choisir un monde

L'articulation des systèmes de pensée n'est donc pas un simple exercice intellectuel. C'est une manière de révéler les racines de nos actes, les fondations symboliques de nos choix. Dans un monde où les discours se multiplient, où les identités se fragmentent, savoir d'où l'on parle est déjà un acte de clarté. La langue politique, la langue religieuse, la langue managériale ou la langue marketing ne disent pas la même chose, même lorsqu'elles utilisent les mêmes mots. Le mot « engagement », par exemple, ne signifie pas la même chose dans un discours militant, dans un rapport RSE ou dans un échange amoureux. Ce n'est pas qu'une question de contexte : c'est une question de monde.

Le langage désincarné : un risque d’effondrement du sens

Là où le langage devient trop lisse, trop normé, trop déraciné, la pensée s'effondre. L'engagement aussi. Car on ne peut pas s'engager dans un monde sans chair. Or le langage est ce qui donne chair au réel. Il le tisse, le diffracte, l'incarne. Le storytelling d'entreprise qui se contente de reprendre les mots à la mode — impact, valeur, transparence, durabilité — sans les incarner dans une narrativité symbolique forte, finit par sonner creux. À l'inverse, une parole habitée, enracinée, peut faire vibrer. C'est le cas de certaines marques artisanales qui, sans budget, portent une identité réelle, une manière de dire « nous » dans un monde d'« offres ».

L’habitation symbolique : là où l’engagement devient chair

Ernst Cassirer : le langage comme condition de la connaissance humaine

Selon Ernst Cassirer, le langage n’est pas un simple outil de communication, mais un élément vital et constitutif du monde humain. En s’appuyant sur la démarche kantienne, Cassirer soutient que la fonction de la connaissance n’est pas de refléter passivement le réel, mais de construire et de former son objet.

Le langage participe pleinement à cette élaboration symbolique : il ne reflète pas le monde, il le façonne. Ce que nous appelons "réalité" est en partie structuré par la manière dont nous nommons, relions et signifions les choses. Cassirer écrit que "l’homme vit dans un univers symbolique", c’est-à-dire dans un monde où les mots, les mythes, l’art, la religion et la science sont autant de formes symboliques qui structurent son rapport au réel. Dans cette perspective, s’engager, c’est aussi choisir une structure de sens à travers laquelle le monde prend forme pour nous. Loin d’être neutre, le langage devient ainsi un acte de connaissance et d’appartenance à une forme symbolique du monde.

L'engagement naît souvent de cette rencontre entre un récit et une blessure. Entre un mot et une expérience. Entre un langage porté et une personne prête à l'habiter. Ce que Casper appelle la « force d'habitation » d'un mot, c'est cette capacité qu'ont certains mots à nous loger. Le mot devient maison. Il devient lieu de résonance, d'écho, de réveil. Il ne s'agit pas seulement de dire, mais d'être dit.

Dans les pages suivantes, nous poursuivrons cette exploration du lien entre langage, structures symboliques et puissance d'engagement, en convoquant d'autres auteurs, en analysant des cas concrets (du politique au poétique, du management à la mystique), et en proposant une grille de lecture pour penser nos discours autrement. Non plus comme des instruments de persuasion, mais comme des gestes de vérité.

Le Verbe comme dialogue : une ouverture théologique chez Benoît XVI

Ce que nous dit la tradition chrétienne rejoint cette perspective d’un langage qui précède et fonde. Dans Verbum Domini, Benoît XVI écrit: « La nouveauté de la Révélation biblique vient du fait que Dieu se fait connaître dans le dialogue qu’il désire instaurer avec nous. » Le langage n’est donc pas simplement humain. Il est la trace d’une initiative divine, d’un appel qui précède toute réponse. Ce dialogue n’est pas neutre : il engage, il crée un espace d’alliance, il suppose une écoute et une parole incarnée. Le Verbe n’est pas un concept. Il est une personne. Il est relation. Il est acte d’engagement de Dieu envers l’homme, et c’est en cela que toute parole humaine, dans son essence, garde une dimension vocationnelle. Parler, dans cette perspective, c’est toujours déjà répondre.

Conclusion : le langage, une mémoire relationnelle toujours en devenir

De la mystique au balai : dire Dieu dans la réalité ordinaire

Une mystique kabbaliste comme celle d'Abraham Aboulafia, ou plus philosophique comme celle du Pseudo-Denys l'Aréopagite, pourrait nous faire croire que l'expérience mystique est une ascension abstraite, détachée du réel, réservée à quelques êtres hors du monde.

Et pourtant, il ne peut y avoir d'expression mystique sans une rencontre avec une réalité qui nous transcende. Il ne peut y avoir de langage sans rapport au manque, ni sans accompagnement. Toute parole naît dans une relation et dans une présence. Même lorsqu'elle nomme l'invisible, elle jaillit d'un lieu visible, charnel, quotidien. Notre intellect, si subtil soit-il, n'est jamais dissocié de notre manière d'habiter le monde.

C’est précisément ce que nous rappelle l’essence même de la spiritualité carmélitaine : cette rencontre de Dieu dans la banalité de la vie ordinaire. Il n’est pas nécessaire de quitter le monde pour parler avec le Verbe. L’amour se dit entre les casseroles, dans un coup de balai, dans un silence partagé. Le cœur flirte avec l’Époux non pas parce qu’il s’abstrait, mais parce qu’il consent à être là, dans le réel, dans l’instant. Le langage mystique, loin d’être une fuite, devient alors un lieu de profonde incarnation. Il n’a de sens que s’il surgit d’un manque habité et d’un quotidien assumé. Là encore, parler, c’est répondre — mais cette fois, à Celui qui habite le silence autant que le verbe.

Les professionnels de la petite enfance nous rappellent que le langage est d'abord le fruit d'une relation. Il naît d'une expérience au monde, façonnée par des interactions positives ou douloureuses, enracinée dans une sécurité affective plus ou moins stable. C'est pour cela que tant de conflits, tant d'affects comprimés ou réactivés peuvent se jouer sur quelques mots. Car notre mémoire archaïque, ce socle émotionnel primitif, renferme des échos, des tonalités, des empreintes laissées par les premiers mots, les premières absences, les premiers silences. Elle nous ramène, souvent sans qu'on en ait conscience, à cette expérience intense de la petite enfance sur laquelle s'est construite notre manière de parler, de penser, d’interpréter le monde.

Le langage, loin d’être figé, se déploie dans une dynamique toujours inachevée. Il est mouvement, reconfiguration permanente, travail intérieur de mise en sens. Nous construisons nos systèmes de pensée dans cet espace mouvant où le manque, loin d’être une défaillance, devient matrice. C’est dans ce manque que s’ouvre l’univers transactionnel, celui de la relation, de l’échange, de la recherche de signification. Nous parlons toujours depuis un désir, un appel, un vide. Et c’est là, dans ce vide habité, que peut naître la parole qui engage, du lien entre langage, structures symboliques et puissance d'engagement, en convoquant d'autres auteurs, en analysant des cas concrets (du politique au poétique, du management à la mystique), et en proposant une grille de lecture pour penser nos discours autrement. Non plus comme des instruments de persuasion, mais comme des gestes de vérité.