Soin, attachement et éthique partagée : confier un proche à un caregiver devient un acte d’amour
Confier un proche à un assistant de vie, c’est bien plus qu’une délégation technique : entre attachement, contrôle et dignité, cet article explore les tensions du soin partagé, éclairées par Winnicott, Jean de la Croix et les réalités locales du Pays Basque, de Bayonne à Ustaritz.
VEILLE SOCIALE
LYDIE GOYENETCHE
5/12/202517 min lire


Confier un proche à un caregiver : soin, famille et continuité affective à la lumière de Winnicott
Madame H., 84 ans, médecin gériatre à la retraite, vit à domicile avec son mari de 94 ans, désormais très dépendant. Chaque matin, elle prépare avec précision les vêtements de son époux et indique à l’assistant de vie les points de vigilance à observer sur sa peau. Le ton de sa voix trahit une certaine inquiétude, presque une autorité mêlée de fatigue. L’assistant de vie, lui, n’est ni aide-soignant, ni infirmier, mais il est là pour aider, avec sérieux et délicatesse.
Ce matin-là, comme souvent, elle insiste : il faut absolument mettre une chemise à son mari. Pourtant, la manœuvre est difficile. L’homme tient à peine assis, ses bras sont rigides, sa mobilité très réduite. L’aide tente, s’applique, mais doute. Ce choix est-il vraiment celui du confort ? Ou celui du cadre conjugal ?
Plus tard, en l’absence de Madame H., il se risque à une question directe, posée à voix basse :
— Monsieur, est-ce que vous aimez porter des chemises chaque jour ?
— Non, répond l’homme dans un souffle. C’est ma femme qui aime ça.
Cette scène, banale en apparence, soulève en réalité des enjeux essentiels : qui prend soin, et de qui ? Quelles places occupent le caregiver, le proche familial et la personne dépendante dans cette triangulation du soin ? Entre attachement, contrôle, habitude affective et respect de l’autonomie, le soin devient ici un espace de tensions et de décisions complexes, parfois invisibles mais profondément humaines.
En mobilisant les apports de Donald Winnicott et de la théorie de l’attachement, cet article propose d’explorer la réalité du soin partagé entre famille et professionnels : non pas dans une logique de substitution ou de délégation sèche, mais dans une perspective de continuité affective, de sécurité intérieure et de reconnaissance mutuelle.
Le caregiver comme partenaire de soin dans l’écosystème familial
Chaque matin, dans un pavillon discret d’un quartier résidentiel, Madame H., 84 ans, prépare minutieusement les vêtements de son mari. Gériatre retraitée, elle ne laisse rien au hasard : elle inspecte les zones de rougeurs sur sa peau, choisit des chemises propres et repassées, donne des instructions précises à l’assistant de vie qui intervient depuis quelques semaines pour la toilette. Son ton est ferme, presque directif. Il ne s’agit pas d’imposer, mais de transmettre un savoir, un amour, une vigilance façonnée par des années de vie commune et de pratique médicale. Pourtant, sous cette précision, perce une forme d’inquiétude. Car en réalité, cet homme qu’elle a toujours soigné elle-même devient difficile à habiller, à tenir debout, à soutenir physiquement. Le caregiver, lui, n’est ni soignant diplômé, ni membre de la famille. Il est ce tiers discret qui entre dans l’intimité du couple sans en connaître la langue affective. Et c’est là que commence le vrai travail.
Ce type de situation est loin d’être anecdotique. En France, plus de 61 % des personnes âgées dépendantes sont aidées à domicile, et dans près de 80 % des cas, la famille reste le principal pourvoyeur d’aide, avec une moyenne de 6,2 heures de soutien par jour pour les proches aidants de personnes très dépendantes (DREES, 2023). L’intervention d’un professionnel — qu’il s’agisse d’un auxiliaire de vie ou d’un aide à domicile — vient souvent en renfort, rarement en substitution. Dans cette configuration, le caregiver se retrouve inséré dans un éco-système déjà structuré par des habitudes affectives, des représentations du soin, et parfois, des conflits latents entre le devoir conjugal, la peur du déclin et la difficulté à lâcher prise.
Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste, nous offre un éclairage précieux pour comprendre ce que signifie « prendre soin » dans une telle configuration. Sa notion de « mère suffisamment bonne » ne désigne pas une perfection, mais une capacité à répondre de manière ajustée aux besoins fondamentaux d’un être vulnérable. Cette théorie, initialement développée dans le cadre de la petite enfance, peut s’appliquer au vieillissement et à la perte d’autonomie : la personne âgée, comme le nourrisson, a besoin d’un environnement humain qui la soutient sans l’envahir, qui respecte son intégrité tout en garantissant sa sécurité.
Dans l’exemple qui nous occupe, le caregiver se retrouve à exécuter une injonction vestimentaire – enfiler une chemise – qui semble relever plus de l’image que de l’aisance. L’homme, en position assise instable, proteste peu. Il subit plus qu’il ne choisit. Le geste est difficile, presque douloureux. Mais ce n’est que plus tard, en aparté, qu’il confiera : « Non, je ne tiens pas à ces chemises. C’est ma femme qui y tient. » Cette scène, anodine en apparence, illustre ce que les sociologues appellent une tension normative du soin : le décalage entre ce que veut dire « bien faire » pour le proche familial, et ce que ressent comme juste ou pertinent le professionnel.
Dans une étude menée par le Centre d’éthique clinique de l’AP-HP (2020), plus de 35 % des professionnels du soin à domicile interrogés déclaraient être régulièrement confrontés à des demandes familiales contradictoires avec les besoins ou les désirs exprimés — ou perceptibles — de la personne accompagnée. Ce conflit de normes, souvent silencieux, peut engendrer un sentiment d’insécurité éthique chez les caregivers : faut-il respecter le cadre imposé par le proche, ou défendre la voix du patient, parfois peu audible ?
C’est là que le soin prend une dimension relationnelle et symbolique profonde. Le caregiver ne livre pas un service ; il entre dans une dynamique affective préexistante, chargée de significations et de tensions implicites. Il devient en quelque sorte le témoin silencieux d’une relation conjugale qui se reconfigure sous l’effet de la dépendance. Et dans ce contexte, sa fonction n’est pas simplement technique. Il est celui qui perçoit les non-dits, qui recueille les désirs ténus, qui navigue entre les prescriptions affectives et les besoins du corps.
En sociologie du vieillissement, notamment dans les travaux de Claude Martin ou de Michel Billé, cette triangulation entre le proche aidant, le professionnel et la personne dépendante est souvent décrite comme un nœud de loyautés. Le caregiver doit faire preuve d’une compétence éthique aussi fine que sa compétence technique : savoir quand suivre, quand interroger, quand proposer une autre voie. Dans l’idéal, il devient un partenaire discret du soin familial, capable de soutenir sans juger, de contenir sans contraindre. Mais dans les faits, cette posture est exigeante, souvent précaire.
Dans le cas de Madame H., l’homme âgé n’a pas de mots forts pour exprimer son inconfort. C’est le caregiver, par une question simple mais profondément respectueuse, qui lui permet d’exister autrement que comme objet de soin. Ce geste-là — poser une question sans s’imposer — est peut-être l’un des actes de soin les plus puissants. Il ne fait pas de bruit, mais il redonne voix à celui qui n’en avait plus.
Ainsi, la fonction du caregiver dans l’écosystème familial ne peut se réduire à une liste de tâches. Elle engage un travail relationnel profond, qui suppose d’accueillir les projections, les angoisses et les attentes de la famille, tout en maintenant une présence ajustée, ancrée dans le réel et le respect. À l’image du holding chez Winnicott, il s’agit de tenir ensemble ce qui pourrait se délier : le lien d’amour, le confort du corps, et la dignité de celui ou celle qu’on accompagne.
Attachement, soin et confiance : le cœur fragile du lien entre caregiver et famille
Au lendemain de la scène de la chemise, l’assistant de vie retrouve Madame H. dans l’entrée. Elle salue brièvement, l’air préoccupé, puis se ravise : « Mon mari a bien dormi. Il a eu un peu de fièvre cette nuit, mais ce matin il semblait mieux. » Elle accompagne l’aide jusque dans la chambre, vérifie les draps, replace un coussin, ajuste un pli du pyjama. Sa main tremble légèrement. Ce n’est plus seulement la médecin qui parle, ni même l’épouse, mais une femme inquiète, qui confie sans tout à fait lâcher, qui délègue à reculons, suspendue entre vigilance et épuisement.
Cette tension traverse aujourd’hui des milliers de foyers en France. Le soin familial, loin d’être un choix libre, est souvent une nécessité : selon la DREES (2021), 9 aidants familiaux sur 10 continuent à aider malgré une forte fatigue, et 41 % déclarent vivre cette situation comme une contrainte. En parallèle, 47 % des aidants actifs ont un emploi, ce qui les oblige à jongler entre responsabilités professionnelles, charge mentale domestique et accompagnement quotidien. Dans ce contexte, l’entrée d’un caregiver professionnel dans le cercle familial est souvent vécue à la fois comme un soulagement et une perte.
Du point de vue psychologique, confier le soin d’un proche – qu’il soit enfant ou parent âgé – mobilise profondément les schèmes de l’attachement. John Bowlby, fondateur de la théorie de l’attachement, a montré que toute rupture dans la continuité affective peut générer de l’angoisse, de l’hypervigilance ou un sentiment de trahison. L’aidant familial, en confiant un proche à un tiers, revit parfois inconsciemment les tensions d’un attachement précoce mal sécurisé, ou les craintes liées à l’abandon. De là peut naître une surveillance accrue, un contrôle minutieux, ou au contraire, un retrait brutal. Ces manifestations, souvent incomprises par les professionnels, relèvent en réalité d’un mécanisme de protection du lien.
Dans le cas de Madame H., cette dynamique se lit dans le moindre geste : choisir elle-même les vêtements, rappeler les consignes, rester présente dans la chambre, même si elle n’intervient plus directement. Elle maintient une forme de présence symbolique dans le soin, comme pour garantir que son mari continue à exister dans leur histoire commune, dans la dignité des gestes, dans l’héritage de leur quotidien. La chemise, dans ce contexte, n’est pas un vêtement. C’est un symbole d’humanité persistante, un marqueur de continuité conjugale, de résistance à la dépersonnalisation.
Pour le caregiver, comprendre cette charge symbolique est essentiel. Car il ne s’agit pas seulement de bien faire les choses, mais de faire sentir qu’on tient compte du lien existant. Lorsque l’aide demande doucement à Monsieur s’il aime porter ces chemises, il n’oppose pas la volonté de l’un à celle de l’autre. Il cherche une voix propre, un désir simple, dans un contexte saturé d’attentes croisées. Cette démarche rejoint ce que la psychologue Ginette Raimbault appelait le « soin loyal » : un soin qui respecte la loyauté invisible qui unit les membres d’une famille, sans se laisser aspirer par ses zones d’ombre.
Ce respect mutuel est pourtant difficile à construire. Une étude du Credoc (2022) révèle que 58 % des professionnels de l’aide à domicile estiment ne pas être suffisamment écoutés par les familles, et 36 % disent ressentir une pression excessive. À l’inverse, 44 % des proches aidants expriment une défiance vis-à-vis de la compétence des intervenants, surtout lorsque ceux-ci n’ont pas de diplôme médical. Autrement dit, le lien de confiance entre caregiver et famille est fragile, constamment renégocié.
Pour éviter que le professionnel ne devienne un exécutant désincarné ou un point d’irritation dans la dynamique familiale, il est essentiel de reconnaître sa fonction symbolique. Comme le dit le philosophe Paul Ricœur, « prendre soin, c’est d’abord reconnaître la vulnérabilité de l’autre, et y répondre sans prétendre la supprimer ». Dans ce sens, le caregiver devient un gardien discret de l’altérité, un témoin qui respecte les traces de l’amour familial, tout en se tenant suffisamment à distance pour offrir un regard neuf.
Mais cette posture ne va pas de soi. Elle suppose une formation fine à l’écoute, au décodage émotionnel, à la gestion des ambiguïtés. Elle suppose aussi un cadre éthique clair, qui protège le professionnel sans le couper de son rôle humain. Car le risque, dans cette triangulation, est celui du basculement dans une double aliénation : le professionnel contraint d’appliquer des décisions sans sens, la famille empêchée de faire le deuil d’un rôle qu’elle ne peut plus tenir.
Dans ce fragile entre-deux, le soin devient ce qu’il est fondamentalement : une relation vivante, inégale, mais ouverte. L’aidant familial garde une place affective irremplaçable. Le caregiver professionnel offre la possibilité d’une présence ajustée, bienveillante, parfois réparatrice. Entre les deux, il y a un espace. Un interstice. C’est là que se loge, peut-être, la confiance véritable.
Quand le soin du caregiver tisse une continuité affective entre présence familiale et autonomie
Un jour, Madame H. doit s’absenter. Elle prévient l’assistant de vie avec un mélange d’appréhension et de consigne. Il faudra vérifier la température de son mari, être attentif à ses silences, ne pas oublier la crème pour le dos. Elle laisse une liste manuscrite, un peu tremblée. Avant de partir, elle se penche vers son époux, l’embrasse, murmure : « Je reviens vite. » Lui ne dit rien. Il baisse les yeux. Il a compris que cette absence, même courte, est une épreuve pour elle.
Quand elle referme la porte, un nouveau paysage se dessine dans la chambre. Le corps est le même, la routine aussi. Et pourtant, quelque chose a changé. L’air est plus libre, moins chargé. L’assistant de vie prend une chaise, s’assied un instant, regarde le vieil homme dans les yeux. « On y va doucement aujourd’hui ? » L’autre esquisse un sourire, presque imperceptible. Un infime déplacement a eu lieu : l’espace du soin devient un lieu possible de relation, non plus entre un mari et sa femme, mais entre un homme vulnérable et un professionnel disponible.
Ce moment, ténu mais décisif, fait partie de ces zones intermédiaires que Donald Winnicott appelait des « espaces transitionnels ». Pour lui, ces espaces sont essentiels au développement du sujet : ce sont des lieux où l’on peut expérimenter, s’essayer, sans être jugé ni abandonné. Dans le cadre du soin à domicile, le caregiver peut devenir une figure transitionnelle, au sens où il tisse une continuité entre la présence affective de la famille et l’émergence d’une autonomie résiduelle de la personne soignée.
Cette fonction n’est pas théorique. Elle est vécue au quotidien dans les gestes, les rythmes, les silences. Lorsque le caregiver ne se contente pas d’exécuter des tâches, mais s’intéresse à la personne, à ses goûts, à ses habitudes, il relance la possibilité d’un lien personnel, sans effacer la famille ni nier les pertes. C’est dans cet entre-deux que peut émerger une forme de réassurance, non seulement physique, mais identitaire.
Pourtant, ce processus n’est pas toujours fluide. La légitimité du caregiver reste souvent fragile. Dans un rapport du Défenseur des droits (2022), de nombreux intervenants à domicile témoignent de leur impression d’invisibilité ou de dévalorisation. Ils disent se heurter à des familles qui veulent garder la main sur tous les détails, ou à des personnes âgées qui ne les reconnaissent pas comme des interlocuteurs valables. Ce déficit de reconnaissance n’est pas seulement social ou économique. Il est symbolique : il touche à la capacité d’être perçu comme un acteur du soin au même titre que les proches ou les soignants diplômés.
Dans le cas de notre vieil homme, le regard de l’épouse structure encore toute la scène, même en son absence. Le caregiver marche sur un fil : respecter les consignes, mais aussi entendre ce que le corps dit autrement. La chemise, qu’on n’ose plus imposer ce matin-là, devient le symbole de cette hésitation entre continuité et rupture. Ne pas la mettre, est-ce trahir ? La mettre, est-ce contraindre ? À chaque geste, le professionnel compose avec une mémoire affective qui n’est pas la sienne.
Les travaux de la sociologue Florence Weber sur le travail de care montrent que ces situations sont fréquentes. Le professionnel, dit-elle, est souvent pris dans une « double fidélité » : à l’institution (ou à l’employeur), et à la personne accompagnée. Mais dans le soin familial, cette tension devient triangulaire : il doit aussi composer avec la loyauté familiale, avec ses symboles, ses souvenirs, ses injonctions parfois contradictoires. Or cette triangulation est rarement reconnue comme telle dans les formations ou les protocoles.
C’est pourquoi il est essentiel de concevoir le soin non comme une série d’actes isolés, mais comme une narration affective continue, dans laquelle chacun joue un rôle : la famille, le professionnel, la personne vulnérable. Ce que le caregiver apporte, dans cette narration, ce n’est pas seulement du temps ou des bras, c’est une qualité de présence, une capacité à laisser émerger d’autres voix, à ménager des respirations dans une histoire souvent marquée par l’épuisement ou la douleur.
Et parfois, ces respirations permettent à la personne accompagnée de retrouver un fragment de choix, un espace de désir. Ce matin-là, le vieil homme a choisi un pull à la place de la chemise. Ce n’est pas un caprice. C’est une forme d’ajustement à sa posture, à sa fatigue, mais aussi à son rapport au monde. Le caregiver ne l’a pas décidé seul. Il l’a proposé, avec douceur, en respectant l’absence de l’épouse sans en profiter. Il a habité le soin sans en prendre possession.
Ce type d’ajustement, discret, respectueux, n’est possible que si l’on accepte de considérer le soin comme une relation vivante, instable, mais pleine de sens. Un tissu fragile, que l’on retisse chaque jour, entre mémoire, dignité et écoute. Et c’est bien souvent dans ces interstices que se joue l’essentiel : non pas le bon geste technique, mais le juste geste relationnel, celui qui permet à la Pour une éthique du soin partagé entre caregivers et familles
Madame H. est rentrée. Elle trouve son mari vêtu d’un pull gris, bien ajusté, plus souple que les chemises qu’elle a toujours soigneusement préparées. Elle fronce les sourcils, s’approche, interroge du regard l’assistant de vie. Celui-ci explique simplement : « Il avait un peu de mal ce matin. On a fait au plus confortable. » Elle ne répond pas. Un silence se suspend dans la pièce. Puis elle acquiesce d’un geste, très légèrement. Quelque chose a été accepté. Une co-décision implicite s’est installée dans la réalité du soin, au-delà du protocole, au-delà des habitudes. Ce matin-là, le mari était au centre.
Ce que cette scène laisse entrevoir, c’est la possibilité d’un soin à plusieurs voix, ni éclaté ni confisqué, mais partagé dans une forme d’ajustement éthique quotidien. Il ne s’agit pas de définir qui a raison, mais de reconnaître que chacun parle à partir d’un lieu légitime : l’amour conjugal, l’expertise professionnelle, la perception corporelle du vécu. Pour que cette cohabitation soit possible, il faut penser le soin comme un lieu relationnel, et non comme une suite d’actes à déléguer ou de rôles à attribuer.
Cette éthique du soin partagé suppose d’abord un changement de regard. Dans notre société, les rôles sont souvent cloisonnés : à la famille, l’affectif ; aux professionnels, le technique. Or, cette distinction, si elle rassure sur le papier, échoue à décrire la réalité du terrain. Car l’assistant de vie, même sans formation médicale, développe chaque jour une intelligence corporelle, une mémoire affective des gestes, une capacité de présence. Et les proches aidants, eux, portent une charge émotionnelle si profonde qu’ils en viennent parfois à confondre le soin avec la fidélité.
Dans une étude de la Fondation Médéric Alzheimer (2022), 73 % des aidants familiaux expriment le sentiment d’être indispensables, et 64 % disent éprouver une forme de culpabilité lorsqu’ils confient un proche à un professionnel, même pour quelques heures. De leur côté, 48 % des aides à domicile déclarent être parfois empêchés de faire leur travail dans de bonnes conditions à cause de l’omniprésence ou du contrôle excessif des familles. Ce n’est pas une guerre de territoires, mais un appel à la reconnaissance croisée.
L’éthique du soin partagé ne peut donc se décréter : elle se construit. Et cela passe par des dispositifs concrets. Il est nécessaire, par exemple, de créer des espaces de parole entre professionnels et proches, non pas pour échanger des consignes, mais pour partager des représentations, des inquiétudes, des attentes. Ces espaces existent déjà dans certaines structures innovantes, comme les plateformes d’accompagnement et de répit, mais ils restent trop rares. Ils sont pourtant essentiels pour éviter les conflits larvés, les malentendus ou les renoncements prématurés à l’aide extérieure.
Un autre levier réside dans la formation des caregivers à la relation avec les familles. Trop souvent, les formations initiales insistent sur les gestes techniques, les protocoles, les postures corporelles, mais négligent la complexité symbolique du soin familial. Comprendre que chaque vêtement, chaque objet, chaque parole peut être chargé d’histoire permet d’éviter des maladresses involontaires, ou des ruptures de confiance qui n’ont rien à voir avec la compétence professionnelle.
Enfin, il faut aussi oser reconnaître que le caregiver n’est pas un remplaçant, mais un tisseur de continuité. Il ne vient pas prendre la place de l’épouse, du fils ou de la mère. Il vient soutenir, ajuster, parfois proposer autre chose, mais toujours avec la conscience que ce qu’il manipule — un corps, une routine, un silence — est porteur d’un lien déjà ancien. Dans cette perspective, le soin devient un acte d’humilité et de délicatesse, un art de la présence et du retrait, qui s’apprend lentement, au contact des autres.
Dans une société qui vieillit — d’ici 2040, plus de 26 millions de Français auront plus de 60 ans, selon l’INSEE — et où les configurations familiales se complexifient, penser le soin comme une coopération entre acteurs affectifs et acteurs professionnels n’est plus un luxe, mais une urgence. Il ne s’agit pas de désengager les familles, ni de tout déléguer aux institutions. Il s’agit de construire des ponts de confiance, où chacun peut se sentir reconnu dans sa place, sans être piégé dans une fonction unique.
Ce matin-là, Madame H. n’a pas redemandé la chemise. Le pull n’était pas un échec. C’était un choix partagé, une façon d’habiller autrement l’amour, la fatigue, et le respect. Le caregiver, sans l’avoir dit, avait compris. Il avait fait avec — non pas par compromis, mais par attention. Et dans ce geste silencieux, il avait permis au soin de rester une histoire humaine.
Conclusion — Se retirer sans abandonner : soin, emprise et liberté partagée
Dans l’ombre discrète d’un matin ordinaire, une chemise soigneusement pliée, un regard inquiet, une main qui hésite à relâcher le geste : tout cela parle d’amour. Mais aussi, parfois, de contrôle. Car aimer, quand la fragilité entre dans le lien, c’est se confronter à l’impossible maîtrise. On voudrait que le corps de l’autre reste intact. Que les gestes continuent à dire « je suis là » même quand les forces déclinent. On voudrait que le soin prolonge ce que l’on fut, ensemble, dans la vigueur des jours anciens. Mais le corps résiste. Il change, se tait, et dit autre chose. Et là, chacun se découvre en tension : l’épouse, le caregiver, le vieil homme.
Du point de vue des sciences sociales, cette tension est au cœur du rapport au vieillissement. Le sociologue Pierre Bourdieu parlait de l’habitus du soin, cette manière intériorisée d'agir selon des schémas incorporés dès l’enfance. Or, face à la dépendance, ces schémas se fissurent. Le proche aidant, en cherchant à bien faire, peut se retrouver pris dans un mécanisme de surcontrôle, comme pour conjurer l’impuissance. Le professionnel, lui, peut être tenté de rigidifier ses gestes pour se protéger, ou inversement de trop s'effacer. Quant à la personne aidée, elle oscille souvent entre résignation apparente et micro-actes de résistance, dans une logique que Michel Foucault décrirait comme un « jeu de pouvoir diffus au cœur même du soin ».
Mais au-delà de la sociologie, il y a une dimension plus intime, plus nue. Jean de la Croix, dans la Montée du Carmel, nous parle du dépouillement de toute volonté propre, de ce que l’âme traverse lorsqu’elle consent à ne plus posséder l’autre, ni même se posséder soi-même. Ce n’est pas une extinction, mais une libération : "Pour venir à posséder tout, ne désire posséder quoi que ce soit. Pour venir à être tout, ne désire être quelque chose en rien." Ces mots semblent trop hauts, presque irréalistes, lorsqu’on les applique à une scène de toilette ou d’habillage. Et pourtant…
Il y a dans le soin une expérience mystique cachée : celle du retrait actif, du "je suis là sans m’imposer", de l’offrande sans attente. Quand l’épouse accepte que le pull remplace la chemise, elle ne renonce pas à aimer. Elle cesse seulement de l’imposer. Quand le caregiver pose une question plutôt que d’exécuter un ordre, il ne se rebelle pas : il offre un espace d’existence. Et quand le vieil homme choisit en silence un vêtement plus doux, il n’humilie personne. Il affirme encore une trace de soi.
Le soin, dans cette configuration, devient un lieu de conversion intérieure. Il oblige chacun à revoir son désir de maîtrise, son besoin d’être reconnu, son attachement à une image idéale de soi ou de l’autre. Ce que Jean de la Croix appelle la nuit obscure n’est pas une absence d’amour. C’est le dépouillement des formes d’amour qui entravent la liberté de l’autre.
Ainsi, confier un proche à un caregiver, ce n’est pas l’abandonner. C’est apprendre à aimer autrement. C’est accepter que la présence ne passe plus par la main qui fait, mais par le regard qui laisse faire. C’est comprendre que le soin n’est pas une emprise, mais une danse fragile entre présences différenciées. Et c’est peut-être dans ce mouvement – si simple et si exigeant – que se loge la véritable humanité du soin partagé.




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