Télétravail et empreinte carbone : vers un management responsable, rentable et humain
Réduire l’empreinte carbone grâce au télétravail ? Analyse des impacts écologiques, économiques et managériaux d’un changement systémique. Et si le management devenait rentable?
VEILLE SOCIALE
Lydie GOYENETCHE
5/31/202521 min lire


Grandir ou s’envoler : Peter Pan face aux ZFE et au management écologique
« Je ne veux pas grandir. »
Cette phrase, tant de générations l’ont aimée dans la bouche de Peter Pan. L’enfant qui refuse de devenir adulte, qui refuse les responsabilités et préfère s’envoler à travers le pays de l’imaginaire, a quelque chose de profondément universel. Et pourtant, à l’heure de l’urgence climatique, nous n’avons plus le luxe de rester au pays des enfants perdus.
Dans la France de 2025, l’écologie n’est plus un sujet accessoire ni un simple dossier ministériel : elle frappe à la porte de chacun. Le débat autour des Zones à Faibles Émissions (ZFE) en a été la parfaite illustration. D’un côté, une nécessité écologique impérieuse: réduire les émissions de particules fines, limiter les trajets urbains polluants, engager les territoires dans la transition. De l’autre, une colère légitime : celle de ceux qui vivent en périphérie, ne peuvent pas changer de véhicule, et vivent les ZFE comme une injustice sociale de plus. Finalement, le calendrier a été repoussé, laissant un goût amer dans la bouche des écologistes… et un signal ambigu envoyé aux entreprises et aux collectivités.
Ce dilemme entre justice sociale et transformation écologique révèle une tension qui traverse aussi le monde du travail. Car la question de l’empreinte carbone dépasse largement la sphère publique. Les entreprises sont aujourd’hui invitées à “grandir”, à prendre leurs responsabilités : en matière de mobilité, d’énergie, d’organisation du travail. À sortir de Neverland.
Et dans cette transition, le télétravail pourrait sembler être une solution idéale : réduction des trajets domicile-travail, baisse des émissions, meilleure qualité de vie. Mais encore faut-il que le management suive, que les pratiques changent en profondeur, que la culture du contrôle laisse place à la confiance, que l’on revalorise la parole des salariés et la mesure des impacts réels. Grandir, encore.
Ce texte propose d’explorer, à la lumière des enjeux climatiques actuels, en quoi le télétravail peut contribuer à la réduction de l’empreinte carbone, et comment il interroge les pratiques managériales traditionnelles. Il s’adresse aux dirigeants, aux RH, aux collectivités et à tous ceux qui croient encore que le travail peut être un lieu de transformation sociale durable.
Grandir, ce n’est pas renoncer à ses rêves. C’est apprendre à les incarner. Même quand le monde appelle à la responsabilité.
Le mirage des centres-villes : penser l’empreinte carbone autrement
L’île aux enfants semblait un refuge. Un lieu suspendu, sans contrainte, où l’on pouvait voler sans se soucier des conséquences, se nourrir d’imaginaire et croire que le monde réel attendrait, là-bas, en bas. Mais même dans le conte de Peter Pan, le rêve a ses limites : l’île n’est pas faite pour durer. À l’heure où l’urgence climatique cogne à nos portes, et que chaque gramme de CO₂ compte, la France semble parfois encore croire à cette île fantasmée, concentrant son attention sur les seules zones visibles – les centres-villes – comme si le reste du territoire pouvait encore attendre. Comme si l’essentiel n’était pas ailleurs.
C’est dans ce contexte que les ZFE – Zones à Faibles Émissions – ont vu le jour. Présentées comme une réponse vertueuse à l’urgence sanitaire et climatique, elles visaient à restreindre la circulation des véhicules les plus polluants dans les métropoles. Un acte fort, à première vue. Mais derrière cette intention, une faille majeure s’est ouverte : celle de la justice sociale. Car les ZFE, en ne prenant en compte que l'espace urbain, ont invisibilisé des millions de Français. Ceux qui vivent à la périphérie, dans des bourgs, des vallées, des zones rurales. Ceux qui, chaque matin, prennent leur voiture pour aller travailler là où les transports en commun ne vont pas. Ceux qui n’ont pas les moyens de changer de véhicule. Ceux dont les conditions de vie n'ont jamais intéressé les politiques publiques, sauf quand il fallait interdire.
Dans l’histoire de Peter Pan, les enfants perdus n’ont pas de mères, pas de racines, pas de passé. Ils flottent dans l’oubli collectif. C’est exactement ce que ces ZFE ont révélé : une France oubliée, celle des enfants perdus du territoire, qu’on somme aujourd’hui de faire des efforts écologiques sans leur en donner ni les moyens, ni la reconnaissance. L’empreinte carbone, pourtant, ne se limite pas aux pots d’échappement du boulevard Haussmann ou de la Part-Dieu. Elle est dans les kilomètres avalés chaque jour par des salariés contraints. Elle est dans l’absence de choix.
La réalité, que les chiffres confirment, est implacable : plus de 80 % des émissions de CO₂ liées à la mobilité viennent des trajets domicile-travail. Ce n’est pas une donnée métropolitaine, c’est une donnée nationale. L'empreinte carbone de la France n’est pas concentrée dans ses centres-villes gentrifiés. Elle est éparpillée, diffuse, attachée à la géographie du quotidien. Le village, la banlieue pavillonnaire, la zone industrielle, la maison isolée sur la colline. Croire que piétonniser les hypercentres suffira à sauver le climat, c’est rester sur l’île de Peter Pan et s’endormir au son des fées, pendant que le monde réel continue de brûler.
Il ne s’agit pas ici de rejeter toute mesure urbaine. Mais de comprendre que la transition écologique ne peut réussir sans intégrer le territoire dans son ensemble. Et que l’empreinte carbone doit être pensée dans une logique systémique. Car même là où l’on réduit les émissions localement, on les déporte ailleurs : en Asie, où sont fabriqués les véhicules dits « propres » ; dans les campagnes, où s’installe une logistique toujours plus consommatrice de surface et d’énergie ; dans le cloud enfin, cet univers sans matière apparente, mais dont l’empreinte carbone ne cesse de croître. Croire que le numérique est immatériel, c’est croire que Peter Pan peut voler sans ombre. Même lui savait que son ombre le rattraperait un jour.
À cette illusion s’ajoute un autre angle mort : l’empreinte carbone importée. Selon l’ADEME, chaque Français émet en moyenne 11 tonnes de CO₂ par an… mais si l’on prend en compte les biens et services importés, ce chiffre grimpe à 15, voire 20 tonnes. Derrière le smartphone, les vêtements, les aliments hors saison, il y a une empreinte invisible. Une empreinte que la France ne comptabilise pas toujours, car elle se produit ailleurs. Peter Pan ne se préoccupait pas du monde adulte ; il voulait juste échapper à ses lois. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus le luxe de ce détachement. L’adulte que nous devons devenir est celui qui ose voir, qui ose assumer, qui ose réparer.
La réduction de l’empreinte carbone ne peut donc se jouer uniquement à Paris, Lyon, Bordeaux ou Strasbourg. Elle doit embrasser les territoires dans leur complexité. Elle doit reconnaître les efforts faits, les contraintes vécues, les réalités diverses. Et elle doit trouver des leviers concrets, durables, acceptables, pour réduire l’impact de nos vies professionnelles. Parmi eux, le télétravail n’est pas une panacée, mais il est un chemin crédible. Il permet de limiter les trajets, de redonner du souffle aux salariés, de transformer les pratiques managériales en profondeur. À condition qu’on ne s’en serve pas pour masquer d’autres impasses.
Dans l’île de Peter Pan, personne ne vieillit. Mais dans la vraie vie, l’avenir est ce que l’on sème maintenant. Si nous voulons que la transition écologique soit juste, aimante, féconde, alors nous devons quitter l’île. Revenir au continent. Observer, écouter, comprendre. Et transformer non pas seulement ce que l’on voit, mais surtout ce que l’on croit acquis. Le management, le travail, la mobilité, les territoires: tout doit être réinterrogé à l’aune du climat. Non pas avec la peur d’un capitaine Crochet qui nous poursuit, mais avec la tendresse d’un conte que l’on aurait envie de réécrire. Ensemble.
Télétravail : solution douce ou fuite en avant ?
Quand Wendy arrive pour la première fois dans l’île de Peter Pan, elle découvre un monde merveilleux. Les enfants rient, volent, s’amusent, vivent sans école ni adultes, sans horaires ni responsabilités. L’illusion est parfaite. Mais très vite, elle comprend que quelque chose manque. Il y a de la joie, oui, mais aussi une solitude. Une absence d’ancrage. Une envie de liberté, certes, mais privée de soin, de durée, de retour. C’est un monde suspendu, où l’on ne meurt pas, mais où l’on ne grandit pas non plus. Et peut-être que le télétravail, tel qu’il est parfois imaginé, tel qu’il est parfois imposé ou refusé, souffre du même paradoxe.
Lors du premier confinement en 2020, la planète a retenu son souffle. Littéralement. En quelques semaines à peine, le trafic routier et aérien a chuté. Les grandes villes ont connu un air plus pur, un silence jamais entendu. L’empreinte carbone mondiale a reculé d’environ 7 % sur l’année, un chiffre inespéré. Ce ralentissement, certes forcé, a pourtant ouvert des possibles. Le télétravail est alors apparu comme une évidence : moins de trajets, moins de pollution, un rythme plus doux pour certains. Pour d’autres, ce fut un enfermement, une charge mentale accrue, une précarisation de la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Comme Wendy, nous avons tous été projetés dans une île étrange. Et chacun y a réagi à sa manière.
Le télétravail est aujourd’hui à un carrefour. Il n’est plus vécu comme une urgence sanitaire, mais il n’est pas encore pleinement assumé comme un choix stratégique. Trop souvent, il est négocié, rogné, mal outillé. Pourtant, ses bénéfices écologiques sont indéniables. Réduire les trajets domicile-travail, en particulier dans les zones périurbaines et rurales, c’est agir concrètement sur les émissions de CO₂. C’est désengorger les routes, limiter l’usure des infrastructures, apaiser le quotidien de millions de personnes. Ce n’est pas spectaculaire comme une ZFE, mais c’est efficace, silencieux, régulier. C’est une écologie du rythme, de l’équilibre, de la nuance.
Mais cela suppose de changer de posture. Le télétravail ne peut pas être un simple « arrangement » entre employé et employeur. Il doit devenir un acte de management écologique, un engagement organisationnel. Et cela bouscule. Car derrière les open-spaces, les badges, les réunions physiques, il y avait un mode de contrôle rassurant. Voir les salariés travailler, c’était croire qu’on maîtrisait. Le management, depuis des décennies, a souvent été construit sur la présence, sur la visibilité, sur la capacité à mobiliser les corps autant que les esprits. Avec le télétravail, cette logique se fissure. Elle appelle une autre forme de lien, basée sur la confiance, l’écoute, la délégation, l’autonomie. Cela ne se décrète pas. Cela se construit.
Le risque, à défaut, est de transformer le télétravail en outil d’isolement. De l’utiliser comme levier d’économie sans politique d’accompagnement. Car si travailler depuis chez soi réduit les émissions, cela ne doit pas se faire au prix du lien social. Les salariés ne vivent pas tous dans des lieux propices au télétravail. Certains partagent un petit logement, sans pièce dédiée. D’autres n’ont pas de bonne connexion, ou vivent seuls. Le management écologique, s’il veut être juste, ne peut ignorer ces réalités. Il ne suffit pas de proposer deux jours de télétravail par semaine pour réduire l’empreinte carbone et se dire vertueux. Il faut former les équipes, adapter les outils, penser l’ergonomie des postes, anticiper les déséquilibres.
Il faut aussi poser la question du transfert de charge. Quand un salarié télétravaille, il consomme plus d’électricité chez lui, chauffe son logement en journée, utilise son matériel personnel. Qui prend en compte cette empreinte ? Qui l’intègre dans le bilan carbone global ? Qui mesure le déport écologique du bureau vers le foyer ? Peter Pan, dans son insouciance, ne se demandait pas qui réparait les dégâts de ses aventures. Mais nous ne sommes pas dans un conte. Si le télétravail doit être un pilier de la transition, il faut l’encadrer, le soutenir, le penser à l’échelle collective.
Enfin, il y a la dimension symbolique. Pour beaucoup, être au travail, c’est être visible. C’est exister. Le présentiel n’est pas qu’une contrainte ; il est aussi un vecteur de reconnaissance, de statut, d’appartenance. À l’inverse, le télétravail peut parfois rendre invisible. Moins vu, moins promu, moins entendu. Là encore, c’est une affaire de culture managériale. Il faut repenser les critères d’évaluation, les modes de communication, les rituels collectifs. Recréer des moments de lien sans forcément repasser par la case voiture ou open-space. Cela demande du temps, du soin, une nouvelle forme de leadership.
Car au fond, télétravailler, c’est aussi rêver. Rêver d’un monde plus fluide, plus doux, plus respectueux de la planète et des corps. Mais ce rêve, s’il reste solitaire, devient un mirage. Il doit être partagé, encadré, consolidé par une vision managériale lucide. C’est la condition pour que l’île de Peter Pan ne soit plus un refuge temporaire, mais un tremplin vers une transformation durable. Pour que le télétravail ne soit pas une fuite, mais une forme d’engagement.
Wendy, en quittant l’île, n’abandonne pas ses souvenirs. Elle les transmet. Elle raconte l’histoire aux autres enfants, aux générations suivantes. Elle leur laisse une trace, un récit, un espoir. Peut-être est-ce cela, aujourd’hui, notre rôle : apprendre à quitter nos illusions pour mieux transmettre. Non pas pour punir ou culpabiliser, mais pour ouvrir des chemins. Vers une écologie du quotidien, un management du lien, un travail plus habitable. Vers une terre qui, enfin, serait à la hauteur des enfants que nous avons été.
Quitter la maison de pierre : rentabilité, télétravail et transmission managériale
Dans le monde de Peter Pan, il n’y a pas de maison en dur. Il y a une cabane faite d’imagination, de branches et de couvertures. Rien de permanent. Rien qui pèse. C’est un monde léger, sans propriété, sans baux commerciaux, sans chauffage à payer. Dans notre monde à nous, le bureau est souvent perçu comme le cœur battant de l’entreprise, son incarnation physique, son ancrage. Mais à l’heure du télétravail, il faut oser une question longtemps évitée : que coûte réellement un lieu de travail, et que rapporte-t-il encore ?
À Biarritz, le prix moyen d’un bureau bien situé dans une zone tertiaire oscille entre 170 et 250 € HT/m²/an, selon le standing et les équipements. À Paris, ce chiffre grimpe très vite : 500 à 900 € HT/m²/an dans les quartiers d’affaires. Lyon se situe entre 220 et 350 €, Marseille autour de 200 à 300 €, Toulouse entre 180 et 270 €. Si l’on prend un local de 150 m² pour dix salariés, cela représente, rien qu’en loyer annuel, un coût de 27 000 à 135 000 €, selon la ville. Et cela, sans compter les charges.
Ces charges, justement, sont tout sauf symboliques. Il y a l’entretien quotidien des locaux : une femme ou un homme de ménage, souvent externalisé(e), pour environ 300 à 800 € HT/mois. L’électricité, pour les postes de travail, l’éclairage, le chauffage, la climatisation : environ 2500 à 5000 € par an, selon la taille et les usages. L’eau, souvent négligée, représente aussi un coût – surtout si l’entreprise possède une cuisine ou une douche. Les abonnements téléphoniques, les box Internet professionnelles, les imprimantes, les photocopieurs à entretenir, le matériel informatique à renouveler tous les 3 à 5 ans. Les places de parking, si elles ne sont pas incluses dans le loyer, peuvent coûter 80 à 150 € par place et par mois, dans les villes moyennes, bien plus à Paris.
Et que dire des salles de réunion surdimensionnées, qui dorment la moitié de l’année ? Ou de ces bureaux fermés pour les cadres, climatisés, peu utilisés, mais conservés au nom du prestige ? L’immobilier de bureau, souvent valorisé comptablement comme un actif, est en réalité devenu, dans bien des cas, un passif lourd. Une inertie. Une dépense figée dans le marbre.
À l’inverse, les espaces de coworking offrent aujourd’hui une alternative flexible, ajustable, dynamique. À Biarritz, un poste de travail à la journée coûte entre 15 et 25 € TTC, avec salle de réunion accessible sur réservation. À Paris, la journée varie entre 30 et 45 € pour un poste standard, avec des forfaits négociés pour les entreprises. À Toulouse ou Marseille, les tarifs oscillent entre 18 et 28 €. Ces lieux sont mutualisés, souvent centrés sur le lien social, avec café, imprimante, Internet haut débit, salle de visio incluse. Ce ne sont pas des bureaux volants, ce sont des points de rencontre pensés pour l’usage et non pour l’ego.
Du point de vue strictement comptable, une entreprise de 10 à 15 salariés économisant un local et optant pour du télétravail généralisé avec coworking 3 jours par mois pourrait économiser entre 40 000 et 120 000 € par an, sans compter les charges indirectes (temps de trajet, retards, accidents de la route, TMS liés aux mobilités, etc.). Ces économies ne sont pas anecdotiques. Elles représentent souvent le budget d’un plan RSE, d’une formation annuelle, ou d’un investissement stratégique.
Mais surtout, au-delà des chiffres, se joue ici une transformation profonde du rapport au travail. En allégeant le poids physique de l’entreprise, on libère de l’espace pour autre chose : la confiance, l’autonomie, la créativité, la responsabilisation des équipes. C’est un renversement symbolique. Dans le monde de Peter Pan, chacun joue un rôle librement. Il n’y a pas de bureau attribué, pas de pointage, pas de hiérarchie stricte. Ce n’est pas un modèle managérial réaliste, bien sûr. Mais il contient une vérité : la légèreté est un levier d’agilité.
Trop souvent, le bureau est devenu un lieu de représentation, non de performance. On y vient pour montrer qu’on est là. On y reste pour ne pas être mal vu. Ce que permet le télétravail, quand il est bien accompagné, c’est de recentrer l’entreprise sur son cœur d’activité. Moins de mètres carrés, plus de sens. Moins d’électricité gaspillée, plus d’attention au collectif. Moins d’anxiété liée au regard, plus de clarté sur les objectifs.
Cela demande du courage. Cela demande aux dirigeants de sortir de leur besoin de contrôle. De renoncer à cette illusion selon laquelle voir les gens travailler, c’est garantir leur engagement. Or le vrai management n’est pas celui qui voit tout, mais celui qui fait grandir, celui qui transmet, celui qui fait confiance avant de corriger.
Le télétravail n’est pas l’effacement du management, c’est son raffinement. C’est ce moment où l’adulte accepte que les enfants qu’il a formés puissent voler de leurs propres ailes. Ce n’est pas un abandon. C’est une transmission.
Dans les contes, on quitte la maison pour mieux la retrouver. Peut-être que l’avenir des entreprises ressemble à cela : moins de bureaux fixes, plus de lieux de passage, de rencontres vraies, de rendez-vous choisis. Non plus la forteresse d’un siège social, mais l’agora d’un projet commun. Une entreprise mobile, sobre, confiante. Une entreprise qui aurait compris que la pierre coûte, mais que le lien rapporte.
Éduquer les imaginaires, transformer le réel
Peter Pan n’a pas de passé. Il est né de l’oubli. Il refuse l’avenir, rejette la croissance, fuit tout ce qui l’obligerait à devenir autre. Pourtant, ce n’est pas lui qui grandit. C’est Wendy. Elle comprend qu’aimer, c’est aussi partir. Que protéger, c’est parfois enseigner. Et que transmettre, c’est plus fort que contrôler. À l’heure où l’humanité cherche désespérément des chemins de transition, ce n’est peut-être pas Peter Pan qu’il faut suivre, mais la trace que Wendy laisse derrière elle.
L’empreinte carbone, en apparence, est une donnée froide. Une mesure. Un chiffre. Une ligne dans un rapport. Mais derrière chaque tonne de CO₂, il y a un choix, une habitude, une représentation. Une voiture prise plutôt que le train. Un email envoyé plutôt qu’un silence. Un bureau allumé sans raison, une réunion inutile, une livraison express. Notre empreinte carbone est avant tout le reflet de notre imaginaire collectif. De ce que nous croyons nécessaire, désirable, urgent. Et dans ce miroir, il y a beaucoup de fiction.
Le télétravail, en réduisant certains déplacements, en fluidifiant les organisations, est une occasion rare de rééduquer nos imaginaires du travail. De sortir d’un modèle où présence = productivité, où bureau = légitimité, où bruit = activité. Ce n’est pas une simple question logistique. C’est une question de culture. De croyance. De regard porté sur soi et sur les autres.
Tant que l’on n’aura pas osé dire que le silence, la concentration, l’ombre parfois, peuvent être fertiles, on continuera à survaloriser la lumière des néons, la promiscuité du collectif, la performance visible. Or ce dont notre monde a besoin, c’est de profond changement structurel, mais aussi de changement symbolique. Il ne suffit pas de remplacer une réunion physique par une visio. Il faut changer la manière dont on considère le temps, la disponibilité, la valeur de l’effort. Cela commence dans l’école. Cela continue dans l’entreprise. Cela se prolonge dans les politiques publiques.
Peter Pan n’a pas de montre. Il vit hors du temps. Mais nous savons, nous, que le temps nous est compté. Que le climat, la biodiversité, la santé collective, tout cela exige de nous autre chose qu’un simple ajustement. Cela exige une transformation intérieure. Pas une écologie punitive, mais une écologie transmise. Une écologie joyeuse, reliée, enracinée dans les territoires et les visages.
Les managers, les dirigeants, les élus, les enseignants… chacun à son échelle peut devenir ce passeur qui fait le lien entre l’enfance d’un monde insouciant et la maturité d’un monde durable. Il ne s’agit pas de faire peur. Il s’agit de rendre désirable le changement. De raconter d’autres histoires. Celles où la sobriété n’est pas une punition, mais une liberté retrouvée. Celles où la réunion n’est plus un rituel imposé, mais un moment de création partagé. Celles où l’on n’a plus besoin de prouver qu’on travaille, parce que le sens irrigue chaque action.
Nous avons, collectivement, besoin de recréer une éthique du travail habitable. Et cela suppose d’abord de réconcilier l’économie et l’écologie, sans les opposer. De dire que le télétravail bien structuré n’est pas une fuite, mais un ancrage. Qu’il permet une économie de charges, mais aussi une économie de soi, une réduction de la fatigue, une possibilité de redonner du temps à la vie. Cela ne veut pas dire que tout le monde doit télétravailler. Cela veut dire qu’on doit penser autrement le lieu du travail, le lien au travail, le temps du travail.
Les récits ont un pouvoir. Et le monde du travail a besoin de récits. Pas des slogans. Pas des injonctions. Des récits vrais, humains, où l’on ose dire que l’on a tâtonné, hésité, changé. Des récits où l’écologie n’est pas un sacrifice, mais une promesse de justesse. Le télétravail, dans cette optique, devient un laboratoire de résilience douce, une école de l’autonomie, un espace de transition.
Peter Pan, dans son dernier regard, ne fuit pas. Il contemple ce qu’il a éveillé chez Wendy. Il voit que la maison qu’elle retrouvera sera transformée. Qu’elle y portera désormais autre chose. Une conscience. Une mémoire. Une trace. Et peut-être est-ce cela, notre devoir aujourd’hui : faire naître, dans le monde du travail, des lieux d’où il est doux de s’envoler et apaisant de revenir. Des lieux qui respirent, qui allègent, qui accueillent. Des lieux pensés pour le monde qui vient.
Le retour de Wendy : transmettre plutôt que contrôler
Dans le conte, Wendy finit par rentrer chez elle. Elle quitte l’île aux enfants, elle abandonne l’apesanteur, les jeux éternels, les aventures sans lendemain. Non par renoncement, mais par choix. Elle a vu. Elle a compris. Elle sait que grandir ne signifie pas perdre son cœur, mais au contraire lui donner un espace pour durer. Ce retour, c’est celui que notre société tarde encore à accomplir. Car si l’on parle tant du télétravail, de l’empreinte carbone, du management responsable, c’est qu’une autre question plus souterraine, plus intime, traverse tout cela : celle du contrôle.
Le besoin de contrôle ne tombe pas du ciel. Il prend racine très tôt, souvent dans les familles, parfois dans les silences. Il naît de l’insécurité, de la peur du chaos, de l’angoisse de l’échec. Il est renforcé par une école qui valorise la norme, la conformité, l’obéissance. En France, selon une étude de l’OCDE (2021), seulement 53 % des élèves disent pouvoir exprimer leur opinion librement en classe, contre plus de 70 % dans les pays nordiques. Dans le même rapport, la France figure parmi les pays où l’anxiété scolaire est la plus élevée : 41 % des élèves de 15 ans déclarent être stressés par les devoirs, même s’ils sont prêts. Une anxiété souvent liée à la peur d’être jugé, noté, classé.
Ce modèle se prolonge à l’âge adulte. Le management français reste très marqué par la verticalité. D’après une enquête de la DARES (Ministère du Travail, 2022), 55 % des salariés français déclarent ne pas être autonomes dans l’organisation de leurs tâches, un chiffre bien supérieur à la moyenne européenne. Le contrôle est perçu comme un gage de sérieux. L’encadrement comme une nécessité. Et l’autonomie comme un risque.
Ce besoin de contrôle a un coût. Humain, d’abord : démotivation, départs, burn-out. Environnemental, ensuite : présence imposée, trajets inutiles, consommation d’énergie. Économique, enfin : structures rigides, manque d’agilité, gaspillage d’espace et de temps. À l’inverse, les entreprises qui font le pari de la confiance managériale voient des effets positifs à tous les niveaux : productivité en hausse, baisse de l’absentéisme, satisfaction accrue. Selon une étude de Gallup (2023), les équipes qui se sentent autonomes ont une performance 17 % plus élevée que celles soumises à un encadrement strict. Ce n’est pas une utopie. C’est une réalité mesurable.
Mais pour passer du contrôle à la confiance, il faut oser un changement intérieur. Il faut reconnaître que l’adulte que nous sommes devenus est encore traversé par des peurs anciennes. Que la culture du mérite peut parfois étouffer la créativité. Que l’obligation de résultats peut faire oublier le sens. Il faut apprendre à regarder ses collaborateurs comme des personnes, et non comme des exécutants. À écouter, non pour corriger, mais pour accueillir. À accompagner, non pour diriger, mais pour transmettre un cadre vivant.
Le management de demain, s’il veut réduire l’empreinte carbone, favoriser le télétravail, alléger les coûts, ne peut plus être un management du soupçon. Il doit devenir un management de la maturité, un art délicat qui permet à chacun de donner le meilleur, tout en respectant ses rythmes, ses besoins, son autonomie.
Wendy n’est pas revenue pour devenir une adulte sévère. Elle est revenue pour raconter, pour réchauffer, pour transmettre. Ce que nous avons à construire, dans nos entreprises, dans nos collectivités, dans nos écoles, c’est cet espace wendyen : un lieu où grandir est une joie, non une blessure ; où travailler est une relation, non une surveillance ; où l’écologie n’est pas une contrainte, mais une responsabilité partagée.
Peut-être que nous avons cru, trop longtemps, que le monde ne tournait que sous contrôle. Peut-être que l’heure est venue de comprendre qu’il tourne aussi grâce à la confiance, à la douceur, et à la transmission. Et que la plus belle empreinte que nous puissions laisser… est celle qui allège.
Le télétravail révèle le paradoxe managérial français
Dans les entreprises françaises, le besoin de contrôle s’incarne souvent dans des logiques tayloriennes persistantes : segmentation des tâches, évaluation par objectifs quantitatifs, reporting systématique, tableaux de bord omniprésents. Ce modèle, hérité de l’industrie du XXe siècle, a façonné l’organisation du travail autour d’une idée simple : la productivité naît de la répétition, de l’encadrement strict et de la séparation entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent. Mais ce paradigme entre aujourd’hui en collision frontale avec la réalité éducative de la France.
Selon les données de l’OCDE, près de 50 % des jeunes Français de 25 à 34 ans sont diplômés de l’enseignement supérieur, un chiffre parmi les plus élevés d’Europe. La France forme chaque année des milliers de profils aux compétences transversales : analyse critique, capacité d’abstraction, créativité, autonomie dans la résolution de problèmes. En théorie, c’est une richesse immense pour une économie fondée sur l’innovation, la transition écologique, la transformation digitale. En pratique, pourtant, ces profils se heurtent à des organisations qui les cantonnent dans des rôles exécutants sous surveillance, sans marge de manœuvre réelle, sans reconnaissance de leur valeur réflexive.
Ce décalage engendre un profond malaise. L’entreprise taylorienne a besoin de collaborateurs qui appliquent, pas qui questionnent. De salariés qui obéissent, pas qui réorganisent les priorités. Alors pourquoi investir dans des profils capables de penser autrement, si c’est pour les faire entrer dans un moule ? Pourquoi pousser nos enfants vers des études longues, complexes, coûteuses, si c’est pour les enfermer ensuite dans des systèmes qui les rendent mutiques ?
Le paradoxe devient encore plus criant quand on considère que certains métiers manuels ou techniques — dans le bâtiment, la santé, la logistique, les travaux publics — sont aujourd’hui en tension extrême, avec des rémunérations parfois comparables à des postes tertiaires encadrés, mais avec davantage de reconnaissance du geste et de l’impact concret. Ces métiers manquent de bras. Et pourtant, nous orientons toujours massivement nos enfants vers des filières généralistes, parfois par peur sociale, parfois par automatisme culturel. Comme si seule la maîtrise symbolique — le diplôme, l’abstraction, la posture — comptait. Et non la pertinence, la cohérence, ou l’utilité sociale.
Ce que révèle cette contradiction, c’est un système qui forme à penser, mais organise pour faire taire, qui recrute pour innover, mais évalue pour obéir, qui valorise l’excellence scolaire tout en bridant l’intelligence du réel. Ce système n’est pas durable. Il n’est pas compatible avec une économie sobre, agile, responsabilisante. Il empêche la transmission, parce qu’il a peur de ce qu’il ne contrôle pas.
Et pourtant, toute transmission vivante implique le risque de l’émancipation. C’est ce que Wendy comprend en quittant l’île : il ne suffit pas d’aimer les enfants pour les garder dans l’enfance. Il faut les aider à voler, et leur apprendre à revenir.




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